imagerie

Au tout début, il y a le site « décideur » ; et puis très vite le dessin grand format : aucun filtre, aucun barrage entre le jet mental et le trait sur le papier. L’idée pure, sans contrainte technique majeure. La jubilation du tout pensable, du tout possible. Le libre exercice de la pensée sur la main, le projet montré .

Vient ensuite le travail de la sculpture, sorte de corps à corps physique avec les matériaux et l’envi­ronnement. François Méchain travaille toujours seul, aux limites de sa force et de sa taille. C’est un long, très long travail de préparation, à l’affût de tout : du climat, des matériaux, des saisons, de la lumière… Un lent travail d’assemblage, comme une attente, toute embrouillée de mille difficultés, anodi­nes en apparence — voire quasi inexistantes — pour qui, extérieur, ne s’investit pas totalement dans un tel cheminement.

Le vent intempestif, la pluie ravageuse, la lumière incontrôlable, les matériaux repérés, glanés, stockés, préparés : mille et un avatars acceptés pour leur juste importance ; la volonté de présence continue à l’idée. Des centaines de gestes, de tâtonnements, de doutes, de choses arrachées à l’éparpillement, d’instants amassés, ordonnés, pour que prenne corps la représentation mentale, fragile, puissante, éphé­mère, en équilibre instable, qui ne trouvera son pro­pre écho que dans les quelques secondes d’achève­ment pendant lesquelles la photographie fixera définitivement sa mise en espace.

De cette confrontation entre concept et fabrication naissent très vite les impossibilités entre le prévu et le réalisable. François Méchain sculpteur prend sa mesure dans ce doute-là. La sculpture naît de ces interstices, de ces décalages entre réflexion et action. Des « écarts » dont il a pour habitude de dire que « c’est là ce qui rend toute oeuvre humaine » . Et lorsque parfois la réalisation s’avère impossible, lors­que la fiction reste fiction, seul perdure le dessin.

L’image photographique enfin, sorte d’espace scéni­que dans lequel une chose est donnée à voir, révélée pour et par la photographie.

Métaphore d’accomplis­sement ? Nouvelle reconstruction du paysage qui se fait cette fois-ci dans le viseur de la chambre avec une extrême concentration, une sorte de tension du regard comme dans les jardins japonais où « du moindre déplacement dépend la manière dont les choses se structurent entre elle » Tâtonnements au travers des exigences très particulières de l’outil photographique (choix des focales, profondeur de champ…) pour qu’apparaisse, maîtrisée, la lecture photographique optimum, sculpture de la sculpture dans son rapport à l’espace.

Espace voulu ? décidé ? arrêté ? contrôlé ? Certaine­ment ; mais bien plus encore mise en doute complète du donné à voir, mise à plat de nos aveuglements. Mais la lecture visuelle, intellectuelle ou intuitive des moyens formels mis en jeu, n’est que le nécessaire outil de questionnement autour duquel s’articulent les « Sculptures-fiction ».

Les tentatives de valorisa­tion ou la mise en ordre des espaces chez François Méchain nous interpellent bien ailleurs : l’homme coureur de fond et l’artiste arpenteur de lieux à l’écart, délaissés, fusionnent dans le rêve d’une nature où l’homme dit civilisé, aurait encore quelque chose d’important à faire, aurait une action à mener quant à son devenir.

Le coureur parcourt l’espace, porté par le souffle, à une allure qui permet à l’oeil de l’artiste tous les cadrages et repérages possibles, qui les décode et les repense, en communion physique et mentale avec la nature, grâce à la concentration extrême née de la course.

 

François Méchain sculpteur a une prédilection pour les espaces laissés pour compte, voir médiocres au premier abord. Clairières abandonnées après une coupe de bois, endroits sans intérêt, qui ne trouve­raient même pas grâce aux yeux du promeneur ; de ces espaces «intermédiaires » qui ne peuvent exister qu’à travers un projet. Plus du tout campagne et point nature à nouveau, oubliés pour quelque temps (celui de la repousse, d’une économie à nouveau exploitable) où l’artiste puisse reconstruire une exi­gence esthétique, au travers d’une nature rendue à elle-même qui puisse à nouveau parler à l’homme.
Alain disait : « On ne sculpte pas ce que l’on veut, tant est vive l’impression que la nature sollicite de l’artiste de révéler ce qu’elle cache ».
François Méchain donc, s’approprie de tels endroits au sein d’une campagne cultivée, surexploitée ; ce sont autant de trouées incultes, inorganisées qu’il réinvestit activement, autant de lieux qui sollicitent l’artiste aussi fort que la feuille blanche. A sa volonté de mise en ordre de l’espace légué, s’ajoute celui du temps remis à sa mesure : combien de temps faut-il pour bâtir un cône avec des bois morts épars ? Com­bien faut-il de gestes pour ériger une sculpture, en ne comptant que sur sa seule force physique ?
quelles énergies fait-on appel pour structurer un espace ingrat ? Que vit-on, seul au milieu des brous­sailles ?

L’artiste se réapproprie le monde, ce n’est pas nou­veau ; François Méchain se réinscrit délibérément dans cette perspective : il accepte et se situe volontai­rement dans son temps propre, celui de sa vie et celui de son époque. Un temps humain qu’il n’a de cesse d’explorer à fond. Au flou de la date de sa mort, l’artiste oppose un travail de tous les instants et le photographe la mise au point incessante de ses regards successifs : une lutte avec des miettes de temps que la chambre thésaurise en 1/4 ou 1/8 de seconde. A une époque où les tenants et aboutissants de nos actes échappent de plus en plus à l’individu en général, où le travail fragmenté en temps, en responsabilité et en créativité règne et débouche sur une perception aseptisée du monde qui anesthésie le rapport que nous pourrions entretenir avec notre propre existence, la pratique de François Méchain se veut délibérément réflexive.

Où est notre place ? Comment occuper notre espace ? Dans quel temps nous inscrivons-nous ? La mesure exacte, réexaminée attentivement du rapport de l’homme à son espace/nature est sans doute une clef importante d’un travail qui accède à cette conscience.

Temps (répétition de gestes, travail inscrit dans le cycle d’une saison, intempéries…) et espace (souffle, rapport à la force physique, relations du regard au paysage…) remesurés, reconsidérés minutieusement à l’occasion de chaque « Sculpture-fiction », seraient la pierre d’achoppement de cette volonté et de ce désir de faire coïncider les possibilités éclatées de notre action et de notre réflexion, et par-là même de leurs impossibilités : c’est ainsi que l’inorganisé se révèle parfois inorganisable — tant au plan sculptural que photographique — et c’est très exactement là que François Méchain redéfinit un équilibre vital dans lequel s’insère une aventure humaine à travers le temps et l’espace remesurés.

Nicole Vitré.