Il y a quelques mois, Cindy Sherman, Philippe Ramette et Urs Lüthi, adeptes de l’auto-mise en scène, ouvraient notre exposition « Un voyage dans l’histoire de la photographie contemporaine » consacrée aux collections du musée de La Roche-sur-Yon… Une préfiguration de la programmation de ces Estivales qui voient six auteurs s’adonner à cet art singulier de l’autoportrait fictionnel. Du Jeu au je… ? ou du Je au jeu… ? Peu importe après tout car si nos auteurs s’amusent, ils le font fort sérieusement.
Gilbert Garcin, le doyen de ce joyeux cénacle, avait déjà croisé notre route il y a plus de quinze ans à l’entame d’une carrière singulière commencée sur le tard mais, pour parodier Brassens, ‘ l’âge ne fait rien à l’affaire, quand on est bon, on est bon ‘ ! Et Mister G est doué assurément qui, sous le couvert de l’humour – noir parfois – et de l’absurde, met le doigt sur nos petits travers et sur la tragicomédie du quotidien. Point de Narcisse chez lui… ou alors un Narcisse adepte de l’autodérision !
Benoît Luisière, troquant son réflex contre la blouse du boucher ou le costume du professeur, devient Pierre, Paul ou Jacques, en un mot n’importe qui et tout un chacun. Y a-t-il, en effet, meilleure solution pour comprendre son voisin et l’accepter que de prendre sa place, ne serait-ce que quelques instants ?
Indien, plus vrai que nature, Olivier Culmann l’est devenu. De ce pays où il a passé de longs mois, il ne rapporte qu’un portrait, le sien ! Mais le sien mis à toutes les sauces d’une société cloisonnée à l’extrême et difficile à appréhender sans la patience et la retenue dont l’auteur fait preuve dans tous ses projets photographiques au long cours.
De son peu d’attrait pour la direction de modèles, Kourtney Roy va faire un atout, passant des deux côtés du miroir, elle réalise sous la double casquette de l’actrice et de la metteuse en scène, entre mode et art, des films à image unique, d’étranges untitled film stills.
Du conteur au maître papetier, de l’ébéniste au restaurateur, du styliste à l’homme de théâtre… ils sont plus de 500 à avoir répondu à l’appel de Marc Lathuillière et de son Musée national. Et curieusement, ils ont tous accepté de ne plus dire c’est encore moi, mais de jouer un rôle, le leur ou plutôt celui de la profession qu’ils représentent, partiellement cachés derrière le masque souple que leur impose l’auteur.
Son Histoire de France avait fait halte à l’Imagerie pour Humour et dérision lors des Estivales 2003, clins d’oeil de pâte à modeler qui traversaient les siècles, nous remettant en mémoire les temps forts de notre histoire. Cette fois-ci c’est le monde que nous fait visiter Muriel Bordier avec ses Bons baisers où son petit personnage toujours identique à lui-même, chemisier blanc, pantalon noir – s’incruste, souriant, au milieu de touristes s’adonnant à la plus commune des occupations, la photo-souvenir.
(Jean-François Rospape)
Gilbert Garcin:
C’est à sa retraite, passé 60 ans, que Gilbert Garcin s’est passionné pour la photographie. Plus exactement pour les histoires qu’elle lui permet de raconter. Le résultat, plus de vingt ans après, est une oeuvre étonnante et unique dont cette exposition rassemble quelques perles.
Les saynètes inventées et réalisées par Gilbert Garcin sont faussement simples. Les moyens employés le sont: une table pour théâtre, des images découpées, quelques accessoires et un projecteur de diapositives… C’est un bricolage ingénieux mais rudimentaire, qui ne doit rien aux techniques numériques. Mais leur élaboration, de la première idée à la réalisation, ainsi que les résonances, réflexions, qu’elles suscitent en nous, voilà qui l’est moins. De vingt années de travail, Gilbert Garcin a gardé environ 260 images, soit une moyenne approximative de treize par année. C’est donc beaucoup d’efforts pour arriver à la simplicité essentielle de ces fables en images.
Leur succès est impressionnant et dépasse les frontières. La réussite de Gilbert Garcin depuis sa première — et tardive — exposition en 1993 semble un miraculeux parcours consacré en 2013 par une rétrospective aux Rencontres d’Arles.
Les photographies de Gilbert Garcin sont tour à tour évidentes et énigmatiques, humoristiques ou sombres. La gamme de sentiments qu’elles suscitent se décline au fil de l’oeuvre, des humeurs de l’auteur et du spectateur. Certaines d’entre elles ont un sens immédiatement perceptible qui allie impact visuel et évidence de la métaphore.
D’autres cultivent une part de mystère, et leur charme tient dans les chemins qu’elles ouvrent à l’imagination vers des lectures diverses. C’est le côté « surréaliste » des images de Garcin. Mais c’est le personnage qui subit et construit ces saynètes, ce Mister G à l’allure d’un Tati vieillissant, qui fait définitivement la saveur de cette œuvre (sans oublier celui, secondaire mais essentiel, de sa femme Monique). Ce protagoniste imperturbable et opiniâtre, s’attaquant aux grands et aux petits problèmes de la vie avec la bonne foi du naïf, reste la grande création de Gilbert Garcin, qui a ainsi inventé un personnage (à moins qu’il n’ait dessiné son propre portrait ?) archétypique et inoubliable.
(Didier Brousse/Camera Obscura)
Gilbert Garcin (1929) vit à Marseille. Depuis sa première exposition d’Aix-en-Provence, ses photos ont fait le tour du monde : Australie, Belgique, Canada, Colombie, Espagne, États-Unis, Japon, Norvège, Suisse… On les retrouve dans les collections du Fonds national d’art contemporain, de la Maison européenne de la photographie, du Château d’Eau de Toulouse…
Parmi ses livres : La Vie est un théâtre, Simulacres, Le Témoin, Tout peut arriver, Mister G., Faire de son mieux, Lorsque le vent viendra chez Filigranes Éditions, et le tout récent Gilbert Garcin, collection Photo Poche, éditions Actes Sud.
Exposition présentée avec le concours de la galerie Camera Obscura, Paris.
Benoît Luisière:
« Devenir mon voisin »
Le miroir peut donner à voir des perspectives autres que notre simple image. À condition de ne pas rester dans l’axe de son reflet. Guidé par cette volonté de faire un pas de côté, je propose à des personnes que je rencontre quotidiennement, dans la ville où j’habite, d’échanger leurs habits contre mon appareil photo. Un instant je deviens eux, et ils me photographient à leur place. Chacune ce ces tentatives un peu burlesque de décentrement devient une occasion de mettre entre parenthèses les réflexes qui nous condamnent à ne mener qu’une existence incomplète: évitement, crainte ou rejet de l’Autre. Et si cette inversion des rôles nous invitait à nous (re)connaître en tant que semblables? Voire à envisager cette expérience commune sous l’angle d’une photographie soulagée de ses trois grands principes, bien souvent assimilés avec ferveur et béatitude: l’auteur, le beau et la vérité. Disons que je préfère le tiercé à cette Trinité là.
(Benoît Luisière/octobre 2015)
Benoît Luisière né en 1972, il vit à Pamiers. Formation de documentaliste.
» En 2011, j’ai remplacé le visage d’un inconnu par le mien, sur une photo anonyme. Elle représentait un homme se regardant dans un miroir, j’ai pris la place de son reflet, et les problèmes ont commencé…
Depuis lors, que ce soit dons la réappropriation de photographies anonymes ou en revêtant les habits d’inconnus, j’occupe les images. Rarement à mon avantage car j’ai une préférence pour l’équilibre instable. C’est ambigu mais aussi tellement plus drôle que ce que l’on nomme habituellement le réel ! »
Expositions La Conserverie, Metz ; Encontros da imagem) Braga, Portugal; Kathmandu
Photo Festival }Marseille Provence 2013 ; Château d’Eau de Toulouse…
Publications : Un Autre jeu, Filigranes, 2014; Homecoming, Galerie 2600, Arles, 2015.
Olivier Culmann:
« The Others »
Réalisé en Inde entre 2009 et 2012 par Olivier Culmann, « The Others » est un travail sur les codes sociétaux du pays et leurs modes de représentation. Son matériau de base est une série d’autoportraits rendant compte des spécificités visuelles et vestimentaires définissant chaque Indien: religion, classe sociale, profession, origine géographique…
Déclinant les différents procédés de création iconographique pratiqués en Inde, Olivier Culmann explore les limites de la photographie et questionne l’élaboration du statut social à travers la construction de l’image de soi.
Né en 1970 et photographe depuis 1992, Olivier Culmann est membre du collectif Tendance Floue depuis 1996.
Le conditionnement social et le libre arbitre habitent son œuvre. À cheval entre l’absurde et le dérisoire, il analyse avec une acuité millimétrée la question de nos vies quotidiennes et de nos rapports avec les images. Revenant sans relâche sur ses obsessions-et les nôtres-, il nous emporte par son humour et son art de la narration.
Kourtney Roy:
Les autoportraits de Kourtney Roy nous aspirent dans une temporalité imaginaire, où les traces du passé se mêlent à la performance contemporaine de l’artiste. Dans chacune de ses photographies, on la retrouve, le plus souvent seule, ou plutôt inscrite dans une sensation unique, ce qui n’a bien sûr rien à voir avec le sentiment d’être seul, car il présuppose une mémoire. Chaque photographie est un rendez-vous temporel qui révèle un instant fantasmé où action et lieu se rencontrent précisément.
Kourtney Roy enregistre la trace de sa présence dans le monde, dans l’intervalle d’une illusion. Telle une héroïne du grand écran, elle fait corps — parfois même rampe sur le sol ou saute derrière un buisson — avec le décor. Les lieux, les espaces sont sources d’inspiration, leur poétique souligne la banalité et le quotidien.
Les endroits oubliés, vides, dégagent souvent un calme ou une étrangeté, un espace- temps qui permet à l’artiste de s’exprimer, de s’égarer au sens propre ou figuré, comme les héros de Badlands dans le films de Terrence Malick. Une image délectable — qui semble un havre de paix, de grâce ou de liberté — mais qui progressivement se lézarde sous les rayons du soleil accablant et révèle, triste apparence des vérités terrestres, que les étendues dépeuplées sont aussi rudes que vides d’espérance pour les individus en quête de quiétude.
(Valérie Fougeirol)
Kourtney Roy est née en 1981 au Canada. Après des études aux Beaux-Arts, elle s’oriente vers la photographie, s’adonnant très vite à l’autoportrait. Une pratique qu’elle poursuit depuis, mêlant tant son travail fiction et autofiction à travers des mises en scène teintées de mystère. Autofiction qu’on retrouvera dans la biographie revisitée qu’elle nous a fait parvenir pour ces Estivales.
Lauréate du Prix Picto, de la Carte blanche PMU, du Emily Award (Canada), et nominée pour le Prix Elysée (Suisse). Elle a participé au festival Planches Contact de Deauville, à Circulations (Paris)…Elle est représentée par la galerie Hug (Paris).
Marc Lathuillière:
« Musée national » (2004-2016)
Entreprise photographique développée sur plus d’une décennie, « Musée national » a vu Marc Lathuillière photographier plus de cinq cents personnes à travers trente-cinq départements. Un inventaire sous forme de portraits contextuels dans lesquels les sujets, de Partisan aux élites et célébrités nationales, portent tous un même masque.
Le dispositif instaure un regard déstabilisant sur le lien des français à leurs lieux de mémoire et sur la construction de leur imaginaire collectif. Le masque met en effet en exergue, et en doute, tout le hors visage de la représentation — costume, mobilier, architecture, paysage, ceste professionnel ou domestique — manifestant le mouvement ce muséification à l’ouvre dans la société française, et le rôle de l’image dans ce processus.
Ce travail de fond a émergé en 2014 grâce à une exposition à la Galerie Binôme dans le cadre du Mois de la Photo à Paris. Soutenu par un texte de Michel Houellebecq, également auteur de la préface du livre Musée national (éditions de La Martinière), mis en dialogue avec l’exposition sur la France de l’écrivain dont Marc Lathuillière était en parallèle le commissaire, il a connu un véritable écho public et critique. Celui-ci a été renforcé par une reprise de l’exposition en affichage gare d’Austerlitz, à Paris, via un partenariat avec Gares & Connexions SNCF. L’exposition de l’Imagerie constitue la première étape d’un Tour de France qui verra « Musée national » exposé notamment aux Ateliers de l’Image à Marseille, au Creux de l’enfer à Thiers et à la BNF à Paris. Certaines images ont été réalisées pendant la résidence de l’auteur dans les Côtes-d’Armor au printemps 2016.
Le travail de Marc Lathuillière explore la représentation des sociétés contemporaines dans leur rapport racines/devenir. Marqué par une formation en sciences politiques: son questionnement nourrit des projets à dimension anthropologique, tant en France qu’en Asie.
Mise en jeu des frontières culturelles, son approche teste également les limites de la représentation par des interventions dans l’image (masquages, lumières) et dans la lecture de celles-ci (projections, jeux de miroirs), mais aussi par des performances et des installations lumineuses.
Son travail a donné lieu à de nombreuses expositions personnelles: Château de Noirmoutier en 2010, Museum Siam à Bangkok en 2011, et en 2012 un parcours investissant quatre musées et monuments de La Rochelle. Parmi ses expositions collectives, le « French May » à Hong Kong en 2004, « Face à faces » à la Galerie Éric Mircher en 2008 et en 2016 « La nuit de l’instant » à Marseille, la Biennale de la photographie de Mulhouse et le festival « Kolga Tbilissi » en Géorgie.
Muriel Bordier:
« Bons baisers »
« Touriste ! » , c’est ce que répondait Muriel Bordier enfant lorsqu’on lui demandait quel métier elle envisageait.
Et c’est effectivement en touriste qu’elle traverse sa scolarité.
Adulte, elle décide de se professionnaliser. Convaincue de battre les Japonais sur leur propre terrain, elle achète un Pass-Eurolines et traverse 8 capitales en moins de 12 jours (soit 1o 000 km, 170 heures d’autocar). À cette occasion, elle réalise Tourista, une vidéo qui témoigne de sa performance.
Après un bref repos, elle repart pour un triathlon touristique (discipline constituée de trois épreuves enchaînées vol éco, course à pied et photographie). Muriel Bordier, en touriste chevronnée, n’a bien sûr aucun sens de l’orientation. Voulant se rendre en Égypte, elle atterrit à Cuba puis au Chili, en Croatie, au Pérou, en Bosnie, en Bolivie, au
Maroc, en Équateur, en Pologne, au Portugal, aux États-Unis, en Italie, au Canada, en Espagne, en Italie, en Alaska, en Estonie, en Roumanie, en République dominicaine…
Avec une obstination qui force le respect elle se fait photographier devant tous les monuments historiques et devant tous les touristes qu’elle rencontre. Par le plus grand des hasards, elle termine son périple à Lannion.
Muriel Bordier (1965) vit à Rennes. Elle a été lauréate du Prix Eurazeo 2015 et du Prix Arcimboldo 2010.