Maxime Du Camp accompagnant Flaubert sur les rives du Nil au milieu du xxe siècle, Felice Beato s’installant au Japon pendant plusieurs années dans cette même période pour y ouvrir un studio de photographie et y documenter la vie quotidienne… les œuvres des premiers voyageurs-photographes allaient profondément marquer l’esprit de leurs concitoyens européens, leur faisant vivre au plus près ce qui n’était encore qu’imaginaire et merveilleux, retranscrit par les récits et dessins des premiers aventuriers.
Au fil des décennies les reporters ont par la suite parcouru le globe. Nul endroit qu’ils n’aient visité, nulle civilisation dont ils n’aient, au plus près, retracé la vie et fixé les coutumes pour l’éternité…. au risque de nous faire croire que la vie, toute la vie, était dans ces images et n’était que ces images.
Les photographes présents à Lannion et Cavan pour ces Estivales 2002 ont su et voulu aller au-delà de l’exotisme et de l’anecdote. Partageant longuement la vie de leurs modèles, ils ont su transmettre un regard d’émotion sur un monde en menace de disparition pour cause de mondialisation effrénée.
Ils ont su nous raconter l’ailleurs autrement, avec leur subjectivité, leur regard d’artiste.
« Je vous le montre tel que je le vois en fermant les yeux » nous dit l’un d’entre eux.
Frances Dal Chele:
« Vies Silencieuses »
« Seigneurs du désert. Hommes bleus. Maîtres gracieux de cette vaste étendue inhospitalière. Que sont-ils devenus ces nomades altiers et libres dont la société fut percutée par de profonds changements politiques, économiques et climatiques?
Touchée par le décalage que je constatais entre le mythe qui les voile et la réalité entr’aperçue, j’ai voulu partager le quotidien des Touaregs en Algérie. Voir de mes yeux, ce qui pour moi veut dire avec mon appareil photo. Il me semble important et urgent de garder des images (traces, empreintes, mémoire) de cette culture dont la déstabilisation commença au début du xxe siècle et à laquelle la modernité ne laisse plus de place. C’est une culture en pleine mutation : une mutation menaçant d’aboutir à la disparition de cette société traditionnelle.
Ce peuple à l’existence fragile m’a accueillie chaleureusement, simplement, me permettant de partager son dénuement, son harmonie.
Des familles dans les villages de sédentaires du Hoggar et dans les campements semi nomades du Tassili n’Ajjers m’ont laissé approcher d’un peu plus près ces vies marginalisées.
Lors de mes trois séjours, les Touaregs m’ont entourée de gentillesse mais ne m’ont jamais livré leurs secrets. Et tant mieux. Ils gardent leur mystère comme gardent le leur ces impressionnants paysages après et brûlés qui les entourent. A chaque séjour, une grande humilité m’emplit devant leur volonté tenace à vivre librement dans la mesure d’un possible qui se rétrécit inexorablement.
Mêler harmonieusement un désir photographique et un désir de témoignage. Suggérer le mystère de ces individus pudiques.
Composer avec cette lumière poétique et souvent implacable du Sahara. Volonté et défi.
Les images de cette série sont une suite de moments et de regards, le mien et les leurs, prélevés sur le réel de ce peuple fier qui s’accroche à son style de vie avec un entêtement né du sentiment de vivre la fin d’un mythe. »
(Frances Dal Chele)
Née aux États-Unis, elle vit à Paris depuis 1978.
« Photographe du noir et blanc, elle vient à la photographie en 1986 et s’impose vite sous la double identité de l’artiste et du chercheur. Son premier grand sujet, sur les Touaregs, l’occupe pendant la décennie 1990, avec trois voyages différents dans le Sahara algérien. Au témoignage sur le monde contemporain chargé de ses cultures s’ajoutent les études plus formelles sur la lumière et la matière.
Son travail exposé régulièrement depuis 1994 en France et à l’étranger, fait partie de nombreuses collections publiques. Frances Dal Chele a reçu la Bourse Fujifilm/UPC en 2001. »
(Hervé Le Goff dans Le Photographe, novembre 2001)
Bernard Descamps:
Il n’y a pas d’image juste, juste des images, disait Jean Luc Godard.
« Je réalise des images qui ne décrivent pas les objets ou les évènements, qui ne racontent rien, mais qui voudraient dévoiler de minuscules fragments de temps.
Je cherche seulement à dialoguer avec ce qui me dépasse, ce que je ne comprends pas, ce qui est source de rêve et de désir, solitaire et désespéré face au grotesque et à l’horrible, là où la philosophie et la poésie sont les seuls remèdes…
Décrire la beauté du monde, s’extasier devant la richesse des cultures, découvrir l’autre furent les révélations offertes à l’innocence des premiers voyageurs. Je ne voyage que pour me rencontrer, pour trouver mes images, celles qui sont en moi et que j’essaye inlassablement de faire apparaître. L’autre est un guide, un initiateur et un complice dans cette quête.
J’ai toujours espéré que derrière l’aspect visible des choses, se cachait un esprit : une sorte d’animisme dans lequel la photographie pourrait révéler un peu de cet au-delà…
Suffirait-il d’arrêter le temps pour voir au-delà des apparences ?
Images du corps, de la terre (celle sur laquelle on a les pieds), de la sensualité (celle de Vendredi dans les limbes du Pacifique), rêver d’un équilibre en une image idéale qui replacerait l’homme à sa juste place.
Je l’ai cherchée, cette image, je la chercherai encore, en Afrique, aux origines de l’homme, dans cette sécheresse féconde qui vit naître
Lucy, en Asie, dans l’eau des fleuves, des océans. Peut-être l’apercevrai-je furtivement un jour ?…
Entrevoir, voir sans rien pouvoir dire, faute de mots exacts, faire des images, juste des images…»
(Bernard Descamps)
C’est Jean-Claude Lemagny qui réalise sa première grande exposition à la Bibliothèque Nationale de Paris en 1975 et Alan Porter qui publie ses premières images dans Camera (Suisse). Bernard Descamps a exposé avec Florence Henri en 1975 (Galerie m, Bochum, Allemagne) et André Kertész en 1976 (Musée de Leverkusen). Il a réalisé une centaine d’expositions personnelles (Musée Réattu (Arles), Centre Pompidou, Château d’Eau (Toulouse), Le Réverbère (Lvon)… Il a publié sept livres: Le don du Fleuve, Berbère et Japon (éd.Filigranes) ; Neige (éd. Les Imagynaires)… Ses archives sont diffusées par l’agence Vu et il est représenté par la galerie Camera Obscura, Paris.
Stéphane Duroy:
En décidant de photographier Berlin-Ouest en 1979, je voulais comprendre l’Allemagne, celle qui donna naissance au nazisme, ce phénomène, unique dans l’Histoire, généré par un peuple si parfaitement civilisé.
Cette enceinte extraordinaire me captiva pendant dix longues années.
Dès 1961, le mur empêcha l’effacement des traces, et Berlin devint un vaste studio où le décor donnait la même réalité au présent qu’au passé. Berlin figea les deux visages de la civilisation allemande, l’un raffiné à l’extrême, l’autre monstrueux.
Le décor fut démonté un 9 novembre 1989, jour anniversaire de la nuit de Cristal.
Après ces dix années j’étais très curieux de découvrir le visage oriental de l’Allemagne, de traverser cette ruralité presque inchangée depuis 1933, de voir comment la culture progressiste de Weimar pouvait cohabiter avec Buchenwald.
En 1992, le voyage polonais révéla les grandes carences économiques de la région, mais surtout l’immense horreur des abattoirs humains du IIIe Reich.
(Stéphane Duroy)
Né en 1948. Travaille à Berlin de 1979 à 1990, puis en ex-RDA, RFA, Pologne, République tchèque, Slovaquie, France, Grande-Bretagne et les États-Unis.
Principales expositions : Paysages de la RDA, Arles, 1990; Pologne, Gap, 1993 ; Pologne, Pontault-Combault, Centre Photographique, 1994; Gap, Hautes-Alpes, 1997 ; Lodz, FNAC, 1998; Une saison en Lorraine, Vandœuvre (résidence) ; Centre Culturel André Malraux, Malraux, Collapes, MEP, Paris, 2002. Bibliographie : Berlin, 1986; Grande Bretagne, 1987 (éd. Temps de pose); Berlin, ville ouverte, (Nathan) 1990; Pologne, Editions Centre Photographique d’lle-de-France, 1994; Une saison en Lorraine, 1998 et L’Europe du silence, 2000 (éd. Filigranes).
Bertrand Meunier:
Bertrand Meunier ne cherche pas à décrire le monde mais, plutôt, à s’immerger en lui, à le traverser, l’expérimenter pour en rapporter les images qui sauront nous transmettre ses émotions et, au-delà, nous amener à nous interroger sur l’état des situations qu’il a vécues.
Il appartient, évidemment, à cette génération de photographes à la probité indéniable qui en ont terminé avec la supposée « objectivité » de documents qui se substituaient au monde réel, qui, sous prétexte de la montrer, dissimulaient la réalité derrière des clichés réducteurs dont la principale qualité résidait dans le graphisme brillant et l’application exaltée des principes géométriques hérités du nombre d’or.
Bertrand Meunier, certes, cadre avec précision, mais il ne cherche pas d’abord la composition qui prouverait à quel point il est talentueux. Il dit « Je », fermement, assume ses sentiments, ses émotions, sa sensibilité écorchée qui se prend de passion – et sans compassion, plutôt. avec révolte – pour le sort des ouvriers chinois ou pour celui des Indiens du Chiapas mexicain.
La texture de ses images, la modulation de ses gris, la structuration d’un espace en mouvement, imposent d’abord une émotion, le sentiment de l’émotion du voyageur face à des scènes, des situations. Avec la même qualité d’attention pour les villageois dont les maisons seront noyées par le Barrage des trois gorges que pour les mexicains survivants d’un massacre.
Puis, ces images qui nous touchent mais qui ne réduisent jamais le monde à une évidence réductrice nous conduisent à penser la complexité, à nous attacher aux détails, à tenter de comprendre ce que la photographie est, par nature, incapable d’expliquer.
Bertrand Meunier s’inscrit dans le monde et nous propose, généreusement, de nous situer par rapport à lui. Pour tenter, à défaut de le comprendre, d’en cerner la complexité pour essayer d’être aussi responsables que le photographe qui le regarde.
(Christian Caujolle)
Autodidacte, Bertrand Meunier achète son premier appareil photo en 1993 et part en « apprentissage » plusieurs années en Asie du sud-est et au Mexique.
Il développe depuis 1997 une approche peu consensuelle de la Chine contemporaine.
Entré à l’agence Vu fin 2000, il reçoit le Prix Oscar Barnack 2001. Son travail a été projeté aux RIP d’Arles et au festival Visa pour l’image de Perpignan ( 2001).
Il participe à l’exposition : Les Indiens du Mexique à la Villette à Paris jusqu’au mois de novembre 2002 et sera exposé au Festival International de Pingyao (Chine) en septembre 2002.
Shanta Rao:
« Father Figure »
Les photographies de Shanta Rao réalisées en Inde s’inscrivent dans un rapport intime aux êtres et aux choses. Ce n’est pas tant l’histoire sociale ou politique de ce pays qu’elle présente, mais elle nous en propose, au contraire, une lecture imaginaire. Portraits d’hommes et de lieux se combinent pour créer une fiction à l’intérieur de la réalité.
Elle dresse le portrait composite d’un homme, d’un père. Mais peu importe finalement que le protagoniste de cette série soit la figure du père, ce qui compte c’est la volonté de décupler les figures énigmatiques, celles du fils, de l’amant, du frère et du père. Chaque photographie devient alors une pièce à conviction, venant alimenter ce récit imaginaire et participe à l’investigation intime du spectateur.
Loin d’être un miroir tendu de l’histoire de sa propre famille, la série photographique de Shanta Rao intitulée « Father Figure » se concentre davantage sur une histoire collective; celle de jeunes hommes anonymes.
La proximité physique des corps et des lieux qu’elle établit place une nouvelle fois le travail de Shanta Rao sur le territoire de l’intime.
Affirmant depuis dix ans cette vision particulière du sensible, Shanta Rao a été notamment récompensée par le prix de la Villa Médicis Hors les Murs, de l’European Publishers Award for Photography et, en 2000, par le Prix Kodak de la Critique.
Elle a participé à de nombreuses expositions notamment à la Photographer’s Gallery (Londres), au Palais Borghese (Rome), aux Encontros de Fotografia (Coimbra, Portugal) et au Festival Nooderlicht (Groningen, Pays-Bas).
Shanta Rao est membre de l’agence Métis, Paris
René Tanguy:
« Je vais d’un port à l’autre, comme d’un jour à l’autre.
La mer, silencieuse et distante, m’accompagne.
Elle aussi fuit le vide. Je marche dans la lumière blanche des villes et sur la poussière chaude des trottoirs.
Je pense à Paolo : « Le monde, avec ou sans moi, est identique ». Alors je photographie pour « tuer » le temps, et entrevoir cet autre qui m’attend, immobile, patient. Là-bas, plus loin, est peut-être le paradis.
A défaut de « m’autruifier », je poserai simplement un regard sur lui, sur elle, et repartirai comme je suis venu : étranger.
Fernando Pessoa écrivait « Si j’imagine, je vois. Que fais-je de plus en voyageant ? Seule une extrême faiblesse de l’imagination peut justifier que l’on ait à se déplacer pour ressentir… La vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes. Nous ne débarquons jamais de nous-mêmes. »
Qu’importe, je repartirai quand même. Il viendra bien assez tôt, le temps maudit du souvenir. »
(René Tanguy)
René Tanguy, photographie principalement dans le cadre de commandes publiques et pour la presse (Libération, Le Monde…).
En 1980, il obtient une licence de photographie à l’Université de Provence, à Marseille. Pendant 10 ans, il entreprend un travail personnel, ayant pour thème la mémoire et l’ailleurs, qui donne lieu à une exposition présentée à Brest et à Paris, « L’Etranger provisoire », accompagnée d’un livre aux éditions Filigranes, 1998. Projet en cours : exposition collective sur le thème de la pêche, au Musée de la Marine (Palais de Chaillot) à partir de juin 2002. L’exposition des Estivales est présentée avec le concours du Centre Atlantique de la Photo de Brest.