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13.10 - 01.12.2018

Absences

René Tanguy

Carton de l’exposition de René Tanguy, Absences, 2018

Depuis 25 ans, René Tanguy invente une déambulation où s’entremêlent tribulations réelles et cheminements intérieurs, dont le déroulement aime à s’égarer dans les replis secrets de l’être et les recoins sombres de la mémoire. Il y est toujours question de déracinement, de partance viscérale – ce désir irrépressible d’être ailleurs –, inoculés dès l’enfance. L’exposition Absences présente une sélection de travaux réalisés entre 1998 et 2018.

René Tanguy, série « L’Étranger Provisoire », 1998
René Tanguy, série « L’Étranger Provisoire », 1998
René Tanguy, série « Sad Paradise », 2017

« Dans le riche lexique qui, de l’errance à l’oubli, caractérise le déplacement humain sur la planète, le mot “voyage” vibre comme une terre promise. Pour tout ce qu’il contient de concret et d’incertain, il s’ajuste au plus prés de la trajectoire de René Tanguy, en escale à Lannion. Sans balisage topographique, ni chronologie, la dérive en images ici proposée est une exposition-gigogne où s’entremêlent, se superposent et se croisent, plusieurs voyages, lointains ou intérieurs.

Voyage d’abord dans les photographies qui ont enrichi L’Étranger provisoire, Les Chiens de feu, Le Chemin de cécité, Du monde vers le monde et Sad Paradise, autant de livres, d’expositions, de projets dont ce choix est issu. En filigrane de ces titres magnifiques, qui en disent plus qu’il ne le voudrait sur l’histoire de leur auteur, se faufile une quête née dans les mystérieuses contrées de l’enfance. Une enfance où se diffusent, entêtants, obsédants, les couleurs vives, parfumées, du Gabon et le gris argentique, un peu flou, de cette expérience africaine “sans laquelle rien de ce qui a suivi n’existerait”.

Dans une tribulation anti-géographique où les points d’ancrage sont parfois flottants et les lignes presque toujours en fuite, le continent noir est le premier des territoires essentiels de la mappemonde intime. Plus tard, d’autres traces se dessineront, d’autres compagnons de déroute, irrésistibles colporteurs d’exil, se présenteront sur le chemin de René Tanguy, jusqu’à devenir ses fertiles inspirateurs. Sans les éclats sublimes que Sergio Larrain avait cueillis avant lui, il n’y aurait pas de Valparaiso. Sans l’impact qu’eurent Sur la route, Jack Kerouac, Robert Frank et la beat generation sur son adolescence, l’Amérique de René Tanguy n’existerait peut-être pas. Cette clé fragile et incertaine est indispensable pour entrouvrir le “temps en suspension”, arrêté quelque part entre passé et présent, où cette démarche tente de se situer.

Là s’esquisse un voyage autrement complexe et au but inconnu, dans l’inconscient de celui qui a saisi l’opportunité qui lui était offerte de s’interroger en toute humilité sur son écriture, son esthétique, sa relation vitale avec la photographie. Quand il se place devant ce miroir intérieur habité de souvenirs, la mémoire et le temps, du cri primal au dernier souffle, lui sautent aux yeux. C’est probablement dans cette parenthèse viscérale et universelle, sur cet écoulement émotionnel, photosensible, qui a commencé avant lui et se prolongera au-delà de son histoire, que René Tanguy travaille. Fouillant les archives familiales, revenant sur ses propres itinéraires, ouvrant des perspectives et des trouées, il tamise le fleuve intranquille d’une histoire d’ombres et de lumière, la sienne, celle de ses ancêtres et celle de ses descendants. Accroché à des images qui finissent par composer une étrange fresque d’amour et de mort, chaque destin, achevé ou débutant, grossit une “matière mémoire”, une matrice très personnelle, et pourtant partageable.

Présence de silhouettes, identifiables, anonymes, fantomatiques, avatars et alias de celles et ceux, d’ici ou de l’au-delà, peuplant le monde d’un passant-passeur emporté par la lutte contre l’effacement de tout ?

“Nous ne débarquons jamais de nous-mêmes.” Dérisoires et magnifiques déclinaisons de la prophétie-confession de Pessoa, ces conjugaisons multiples de l’espace et du temps d’une vie, du passé et du présent d’un homme, de sa lumière et de sa part de ténèbres, finissent par composer une écriture. » (Jean-Luc Germain)

René Tanguy, série « Sad Paradise », 2017
René Tanguy, série « Du monde vers le monde, Escale à Valparaiso », 2016

« L’Étranger provisoire » avait déjà pour thème la mémoire et l’ailleurs. Pendant dix années d’un voyage initiatique, entre recherche d’identité et souci d’altérité, René Tanguy abordait le sentiment d’étranger : étranger aux autres, étranger à soi. Yann Le Goff, dans la préface du livre du même nom écrit : « Il imagine pour lui seul ce voyage comme le révélateur de ses rêves, qu’il fixe pour toujours » (éditions Filigranes, 1998). René Tanguy se réfère aussi à Fernando Pessoa : « La vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes. Nous ne débarquons jamais de nous-mêmes. »

Le second volet s’appelle « Les Chiens de feu », traduction française du nom Tanguy. Il y est encore question de mémoire et d’intime, mais aussi de passé et de présent, à travers l’album de famille revisité, « musée imaginaire et théâtre d’ombres où les figures anonymes peuplent les images de rites et de fantômes ». En parcourant les lieux de l’enfance, ceux de l’origine, René Tanguy photographie le territoire de cette mémoire familiale : « les photographies de famille disent mon existence avant mon existence, dans cette filiation, dans cette masse d’individus plus ou moins anonymes, à qui je dois ma présence au monde. Que leur dois-je d’autre ? La conscience d’être dans une destinée commune ? Une ressemblance ? Une différence ? Ou tout simplement, et enfin, l’acceptation du temps qui marche ».

Avec « Le Chemin de cécité », il est de nouveau question d’arpenter les lieux de l’enfance, ceux de ce village d’Afrique où René Tanguy a vécu il y a plus de quarante ans. C’est là que sont nées ses premières émotions conscientes, là où se sont initiés ses premiers rêves d’avenir, avant que ceux-ci, au fil du temps, ne soient remplacés par les souvenirs d’adulte. La mémoire se confronte aussi à l’histoire, la sienne et celle collective de ce pays d’accueil. Il y est question de disparition, celle de son enfance, mais aussi de puissance, celle de la vie qui s’écrit dans la permanence du temps, dans cette Afrique lointaine et proche à la fois, mystérieuse et secrète, envoutante et inaccessible.

Cette démarche s’est nourrie récemment de deux autres projets : celle d’une nouvelle déambulation à Valparaiso sur les traces de Pablo Neruda et de Sergio Larrain, « du monde vers le monde, Escale à Valparaiso » , en compagnie d’Anne-Lise Broyer, où s’entremêlent là encore littérature, exil et cheminement intérieur. Jean-Luc Germain écrit : « En duel, en partage, deux visions se croisent, se cherchent, s’épousent, s’éloignent pour mieux se retrouver. Deux regards funambules se promènent en équilibre toujours instable sur le plus fragile des filigranes : le Chili de Sergio Larrain, où l’histoire et la géographie se fondent dans une vibration poétique et universelle qui abolit le temps et l’espace ».

Le dernier ensemble, « Sad Paradise », est consacré à l’amitié désespérée et à la correspondance inédite entre Jack Kerouac, écrivain américain, et Youenn Gwernig, poète breton exilé à New York dans les années 1960. René Tanguy y rebat les cartes du voyage. Orpailleur fétichiste, il traque les miettes de destinée de ses deux « grands frères » éclaireurs, sur les deux rives de l’Atlantique, guidé par leur absence et leur présence. Comme pour ses autres travaux, tout n’y est pas certain, rien n’est arrêté, l’horizon se fait la belle et le flou existentiel l’emporte souvent sur le point d’ancrage. On peut alors y voir un état de grâce primitive d’un monde volontairement indéfini, cueilli juste avant son effacement imminent.

René Tanguy, série « Du monde vers le monde, Escale à Valparaiso », 2016

René Tanguy est né en 1955 en Bretagne mais quitte très tôt la région avec sa famille pour suivre son père électricien, de chantier en chantier, aux quatre coins de la France et en Afrique. De retour en France, il poursuit des études de photographie à l’université de Marseille et s’installe en Bretagne et à Paris. Il collabore avec la presse nationale (Libération, Le Monde), documente le monde du travail en France et à l’étranger pour des groupes comme Veolia ou Capgemini. Il se spécialise également dans le portrait institutionnel. Parallèlement, il entreprend un travail très marqué par son histoire personnelle, faite de départs, de voyages et de déracinements. La mer continue également d’alimenter son univers photographique, à travers de nombreux projets d’expositions et de publications sur ce thème : Sad Paradise (éditions Locus Solus, 2016), Du monde vers le monde, Escale à Valparaiso (éditions Nonpareilles, 2016), Le Chemin de cécité (Filigranes, 2009), L’Art de la mer (Nathan, 2009), Hommes de mer au Musée de la Marine à Paris en 2002, Les Chiens de feu (2002), L’Étranger Provisoire (Filigranes, 1998).

René Tanguy, série « Les Chiens de feu », 2002
René Tanguy, série « Les Chiens de feu », 2002

Vues de l’exposition