Des premiers mois aux derniers jours, au coeur de l’intime, c’est la vie qui défile aux murs de L’Imagerie. Amalthée ou la mère nourricière… Chez Georges Pacheco, l’image se fait tableau et les réminiscences de l’histoire de l’art se mêlent aux souvenirs de l’enfance et du giron maternel que ses jeunes modèles semblent ne plus vouloir quitter. Quelques années les séparent de ceux d’Alain Laboile qui jouent, courent et sautent dans le grand jardin familial. Ils y expérimentent le petit théâtre de la vie, profitant d’une autonomie rare. Ici le cocon familial n’est pas prison mais espace de pure liberté. Erika Vancouver observe sa soeur…une soeur si proche par l’âge et les gènes mais si différente dans la réalité du quotidien. Elle observe sa soeur et nous interroge : pourquoi la vie nous sépare-t-elle si vite ? Qui a tiré les bonnes ficelles du destin ?
Pour Ana Galan l’âge ne doit pas avoir de prise sur la joie de vivre. Elle nous dit son admiration pour ces couples âgés qui jouent eux aussi à oublier les rides et le temps passé et retrouvent dans la joie d’une danse et l’échange d’un regard la complicité d’une vie… ou d’un instant. Une complicité qu’Alain Keler regrette de ne pas avoir pris le temps de partager avec une mère au silence émouvant. Un silence qui nous rappelle l’importance de profiter de ses proches… tant qu’il en est encore temps.
(Jean-François Rospape)
Georges Pacheco:
« Amalthée »
Ce travail, dont le titre est tiré du nom de la chèvre qui a allaité Zeus enfant dans la mythologie grecque, a consisté à photographier, dans le cadre intime de mon studio, des mères aux personnalités et aux physiques différents en train d’allaiter réellement leur enfant. Il se veut un hommage photographique à cet acte universel qu’est l’allaitement maternel, tout en empruntant des références à la peinture de la Renaissance italienne ou hollandaise. Référence également à la sensualité qui régit la plupart des peintures religieuses dès le Moyen Âge, celles-ci ayant été souvent proches des sujets profanes par l’introduction de poses suggestives et de l’usage des nus. En revisitant cette icône de la Vierge allaitant, qui a été un thème central et récurrent de la peinture du XIVe au XVIIe siècle au point d’avoir marqué notre inconscient collectif, j’essaye de questionner les processus de représentation et d’incarnation d’une telle image archétypale par des vraies mères d’aujourd’hui, à qui je demande d’être dans un « hors soi » tout en vivant pleinement un lien privilégié et un moment intime avec leur enfant.
L’un des objectifs de ce travail est de révéler l’universalité de ce geste en suggérant un sentiment d’intemporalité : en ôtant toute trace de contemporanéité, en débarrassant chaque mère de tout ce qui permettrait d’identifier un temps et un lieu, je me concentre sur la relation mère/enfant sur la beauté et l’émotion qui se dégagent de ce moment d’allaitement. Pour cela, j’utilise, de façon minimaliste, de simples voiles et drapés afin d’évoquer l’idée de l’intemporel et gommer les différences identitaires de ces femmes. Seul spectateur dans mon studio de cette scène symbiotique, je guette, fixe et extrais ainsi les moments d’états de grâce furtifs où se révèlent l’ébauche d’un « hors temps » et la sensation d’un déjà vu pictural. Loin de vouloir plagier ou imiter telle ou telle représentation d’une Vierge allaitante d’après un modèle spécifique, je cherche à comprendre comment s’opèrent certains mécanismes introspectifs d’identification, dans le cas d’assimilation d’images aussi simples et aussi puissantes que celles des madones de l’iconographie chrétienne.
(Georges Pacheco)
Vit entre Le Mans et Arles. Diplômé de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles en 2012 et détenteur d’un DEA en psychologie de l’art acquis à l’université Paris X, il se consacre depuis plusieurs années à scruter en profondeur les conditions humaines. Adaptant ses approches et ses dispositifs aux différentes problématiques qu’il traite,
Il essaye de comprendre les processus de représentation au travers du portrait photographique et de poser un regard engagé sur le genre humain. Les questions de la représentation de soi, des mécanismes psychologiques intérieurs qui sous-tendent cette représentation, le rapport photographe/photographié et la volonté de mener une réflexion sur l’acte photographique sont au centre de son travail d’auteur. Il a exposé, entre autres, au Château-d’Eau à Toulouse et au Centre portugais de la Photographie en 2007, au festival Mai-Photographies de Qimper en 2008, au Centre d’Art contemporain Stimultania de Strasbourg en 2009. Dernièrement, ses images ont pu être remarquées à la galerie IMMIX à Paris en 2011, ainsi qu’au festival Les Photographiques du Mans et aux Encontros da Imagem) de Braga, au Portugal, en 2013…
Alain Laboile:
« La famille »
« Lorsque l’on découvre pour la première fois les images d’Alain Laboile, une foule de références surgit et pourtant elles ne ressemblent à aucune autre. C’est sans doute cet étrange paradoxe qui définit le mieux ce photographe il y a quelque chose en lui d’une Sally Mann ou d’un Danny Lyon et pourtant ces photos n’appartiennent qu’à lui et résistent à tout enfermement dans une quelconque filiation. Autodidacte, il ne découvrira ces références que bien plus tard, lorsqu’il partage ses photos sur les réseaux sociaux avec les milliers de personnes qui le suivent à travers la planète, dont Jock Sturges, qui deviendra son mentor. Loin des institutions consacrées, c’est sur la Toile que se forge cette oeuvre à partir de 2004. Car oeuvre il y a. Dans son studio géant en plein air où il maîtrise l’espace, le temps et la lumière, il observe ses six enfants, comme les insectes qu’il photographiait auparavant.
Le soin qu’il porte aux arrière-plans ainsi qu’à la superposition des actions dessine une écriture photographique singulière. Souvent dépourvue de sujet central, il cherche à tout capturer dans une seule image. Sa photographie est celle de l’interaction, de la fragilité, du débordement. Il capte les moments de rien, l’imprévu comme le prévisible, l’épanouissement comme le débordement, l’imagination comme la banalité. Ses travellings poétiques mettent entre parenthèses le temps qui passe, la valse des nuages, l’envol des feuilles. Il travaille le matériau humble du quotidien comme la matière organique, en l’ enchantant. C’est Alice qui prend le thé avec le lapin, Philémon descendant dans le puits qui le conduit vers un autre monde…
Non décidément ce n’est pas le paradis, ni la vie rêvée des anges. C’est juste la vie, tout simplement la vie et rien d’autre.
(Julie Corteville,
Conservatrice en chef du Musée français de la Photographie)
Né le 1er mai 1968 à Bordeaux, en France, Alain Laboile est photographe et père de six enfants. En 2004, il fait l’acquisition d’un appareil photo numérique afin d’illustrer son activité de sculpteur, ce qui l’amène à pratiquer la macrophotographie en amateur, motivé par une passion pour l’entomologie. C’est plus tard qu’il lève son objectif vers sa famille grandissante, qui devient ainsi son principal sujet dans la représentation quotidienne de leur mode de vie atypique avec la série « La Famille » : une vie au bord du monde où se mêlent intemporalité et universalité de l’enfance.
Alimentée quotidiennement et exposée mondialement, sa production photographique s’est mue en un moyen de communication, amenant à un questionnement sur la liberté, la nudité, l’être et l’avoir. Représentée au japon et aux USA, la photographie d’Alain Laboile fait désormais partie de la collection permanente du Musée français de la Photographie et a fait l’objet de plusieurs publications dont la dernière, At the edge of the world, éditée par KehrerVerlag, est prévue pour l’été 2015.
Erika Vancouver:
« Maison détachée »
On m’a demandé si ce visage était le mien.
J’ai dit non, c’est celui de ma soeur presque jumelle. Enfant, je ne me regardais pas dans les miroirs.
Je m’imaginais comme elle.
En 2004, cela fait déjà quelque temps que notre complicité s’est estompée.
Je débute mes études d’arts plastiques.
Son premier fils a 18 mois, elle vient d’accoucher de ses jumeaux.
On s’éloigne encore plus.
Régulièrement je vais lui rendre visite, et quand elle l’accepte, je la photographie. D’un an mon aînée, nous avons grandi côte à côte, dans la même chambre, puis à l’école dans la même classe.
À 17 ans, j’ai pris mes distances vis-à-vis d’elle et de l’autorité parentale.
Sylvie est restée, enfermée dans ce cocon, à l’écart du monde, jusqu’à sa rencontre avec « son sauveur », le père de ses enfants.
2014, je me plonge dans dix ans d’images de sa vie en parallèle.
Je mets en forme mon point de vue par le travail du livre. Et, à l’atelier, je rephotographie certaines de ses images, en les associant à d’autres, à mes peintures, ou à des images de notre enfance. Je me souviens. Sylvie m’a toujours fascinée, dans sa complexité et dans nos différences. Avec ce travail, je la retrouve, et je m’ interroge sur ce qu’elle est devenue. Un personnage écartelé, entre ses réalités de fille, de femme, de mère et de soeur qui s’imposent parfois douloureusement, et le désir des autres qui gravite. Très loin de sa vie rêvée.
(Erika Vancouver)
Née en Belgique en 1974, Erika Vancouver vit et travaille à Bruxelles. En 2004, elle entreprend des études d’arts plastiques à l’École de recherche graphique de Bruxelles. Rapidement, les pratiques photographiques et sculpturales s’imposent à elle. En 2009, elle obtient son master en arts plastiques et est lauréate du Prix Mission Jeunes Artistes du Forum de l’Image de Toulouse. En 2010, à l’invitation de l’association Point de fuite de Toulouse, elle participe à l’exposition d’art contemporain « Fantasmagories » au château de Capdeville. En 2011, grâce à une série d’images réalisées en Russie et en Belgique sur une famille moscovite, elle bénéficie d’une résidence à l’Espace photographique Contretype de Bruxelles.
La même année, elle obtient une bourse de recherche en sculpture de la Communauté française de Belgique, au musée de la Tapisserie de Tournai. En 2012, sa sélection par l’Atelier de Visu de Marseille pour le projet The other european traveflers, consacré à l’émigration du sud vers le nord de l’Europe après guerre, l’amène à réaliser différentes séries photographiques sur la communauté italienne de Belgique. En 2014, ce projet est exposé en Espagne, au Centro de Artes de Séville, et au Portugal, au Centra Português de Fotografra de Porto. Son travail fait partie de la Collection Contretype (Bruxelles à l’infini), exposée en 2014 à la Centrale for contemporary art de Bruxelles.
Ana Galan:
« Viv(r)e la vie ! »
J’ai toujours eu l’impression qu’arrivé à un certain âge on devient invisible, par rapport à nous-mêmes et par rapport au reste du monde. Le projet « Viv(r)e la Vie ! » s’intéresse à toutes ces personnes qui décident de ne pas être invisibles, aux gens qui vivent l’instant. Entourés par les amis, les maris et les femmes, les copains et les copines… «Viv(r)e la Vie ! » est une typologie photographique de couples qui se réunissent pour danser. Des couples de profil sur un fond de paysage de conifères représentant le pouvoir de la force vitale, de l’immortalité.
On voit peu ces couples d’un certain âge, et pourtant ils n’ont pas renoncé à vivre pleinement. Leur relation étroite est observée ici lors de thés dansants organisés dans leurs villes et villages. Ces photographies rendent visibles des gens qui ne le sont plus depuis un certain temps et documentent dans le même temps la diversité culturelle entre différentes villes et différents pays.
J’ai commencé ce travail à Guadalajara, en Espagne, en revisitant la formule du portrait italien de la fin du Quattrocento qui associait en peinture bustes et vastes paysages d’arrière-plan construits en perspective et idéalisés. Une approche dont les origines remonteraient aux primitifs flamands qui avaient doté le portrait d’une dimension psychologique et envisagé le paysage en tant que tel comme thème pictural.
J’avais en tête l’idée de réaliser de nouvelles séries de dix couples dans diverses villes du monde. j’ai poursuivi « Viv(r)e la Vie ! » à Philadelphie, grâce à une résidence au Philadelphia Art Hotel, puis en Finlande en juin 2012 en résidence au Arteles Creative Center. La quatrième série a été produite aux Philippines en novembre 2012 (résidence du Balay Kalamragan AIR program).
Ce projet voudrait rendre hommage à tous ceux qui malgré l’âge mordent la vie à pleines dents.
(Ana Galan)
Ana Galan vit à Madrid. Après une maîtrise en économie et un MBA international de trois ans (ESCP Europe à Oxford, Madrid et Paris), elle obtient un master EFTI de photographie « Concept et création » en 2009-2010. Elle a été finaliste de plusieurs prix internationaux (Descubrimientos PhotoEspafio ô Madrid, Encontros da Imagem à Braga, The Center of Fine Art Photography au Colorado…). Expositions et festivals de photographie en France, Italie, Inde, Portugal, Espagne, Finlande, Pays-Bas, Philippines, États-Unis.
Alain Keler:
« Le silence de ma mère »
« Ma mère est dans une maison de retraite depuis la mort de mon père. Avant, je courais le monde et, même si à chaque retour de voyage je voyais mes parents, je ne pensais pas à leur demander des choses essentielles sur eux.
Dans ma jeunesse, elle me parlait en pleurant de ses parents et de sa petite soeur qui avaient été déportés. Elle parlait aussi de la guerre, de sa guerre pendant laquelle, avec mon père, ils avaient dû se cacher dans des petits villages en Auvergne.
Aujourd’hui, je pense que j’aimerais l’entendre parler. Mais je ne peux plus rien lui demander. Alors à chaque fois que je lui rends visite, je fais une photo. Parfois c’est facile, d’autres fois c’est difficile. C’est ma manière de communiquer avec elle, de lui dire que je suis un peu là, toujours photographe.
Elle était fière de mon travail et de mes voyages. Mais aujourd’hui elle est dans un monde de silence. Alors c’est moi qui lui parle. »
(Alain Keler)
Alain Keler, membre de l’agence M.Y.O.P., a été lauréat de la Fondation Eugène Smith pour Vents d’Est, travail sur les minorités dans l’ex-monde communiste. Il a également remporté le World Press et le Prix Paris Match du photojournalisme pour « L’Éthiopie sous la pluie » . Il a publié Vents d’Est (éd. Marval, 20 00) , Ingrid Bettencourt, derniers jours d’une femme en liberté (Hugo &Cie), Des nouvelles d’Alain (BD ; Guibert, Lemercier Keler, éd. des Arènes, 2011) et prépare Mémoire perdue, histoire retrouvée (éd. Seriti). Réalisateur de documentaires : Parias, les Roms en Europe (2010) et Le dernier voyage (2014).