Outil technique certes mais aussi et c’est ce qui nous intéresse ici, outil de création, le numérique en cette veille du 21e siècle, s’imposait comme thème fédérateur de ces Estivales de l’an 2000.
Depuis les premières recherches sur le montage photographique du 19e siècle (comment oublier les dizaines de négatifs combinés nécessaires à la réalisation de L‘allégorie de la vie de Riejlander?), les techniques photographiques ont considérablement évolué et facilité la démarche de ceux pour qui la photographie n’est pas simplement là pour transcrire la réalité mais un moyen au service de leur imaginaire.
Qu’il s’agisse – dans le sillage de Moholy-Nagy, Uelsmann et autres – de se livrer à des photomontages impossibles à concevoir sans l’outil numérique, d’en utiliser simplement les techniques d’impression pour leurs supports variés ou leurs rendus « pictorialistes », d’interpréter l’image dans ses composantes initiales (couleur, densité, dessin…) ou de créer de toute pièce une oeuvre, l’ordinateur a et va profondément bouleverser le quotidien des auteurs contemporains.
Les artistes présents à Lannion et Tréguier, venus d’horizons très divers (Allemagne, Espagne, États-Unis, France, Italie) partagent la même interrogation sur notre surprenant attachement à la réalité de la représentation photographique et nous proposent – à travers six expositions où se côtoient l’étrange et l’inquiétant, l’humour et l’irréel « plus vrai que nature »- un aperçu de ces nouvelles créations.
Avec Pilar Albajar et Antonio Altarriba « Les péchés capitaux », Aziz et Cucher « Dystopia », Rudolf Bonvie « La Sainte-Victoire, peintures numériques ». Keith Cottingham « Portraits fictifs », Carlo Lavicoli « Le bel été », Nicole Tran Ba Vang « Collections ».
Pilar Albajar et Antonio Altarriba:
« Les photographies réalisées en commun par Antonio Altarriba, scénariste, et Pilar Albajar, photographe, mettent en œuvre le langage, sous la forme de la légende, comme déclencheur et amplificateur du sens.
La cuvette de wc avec un siège en forme de lèvres féminines ne serait qu’une trouvaille dadaïste à la Topor si la légende la gourmandise et l’indication que l’image fait partie de la série des péchés capitaux n’imposaient au spectateur des développements narratifs qui battent en brèche la décence des discours moralisateurs traitant habituellement de ce sujet. De même la pomme rouge entamée qui remplace dans un signal de contrôle de la circulation (cet objet par lequel la société régit la conduite des citadins) le feu d’interdiction ne serait qu’une astucieuse collusion visuelle à la Magritte si ne se levait dans notre mémoire le souvenir de la Genèse qui nous rappelle que les interdictions ne sont pas observées et qu’en matière de luxure surtout la mauvaise conduite est incoercible.
Ainsi Antonio Altarriba et Pilar Albajar démontrent que la photographie n’est pas condamnée au constat ou à la célébration. Elle peut être polémique, corrosive, manier l’ironie et le sarcasme, et se retourner contre elle-même, mettre en jeu, en crise, son propre statut symbolique comme le fait l’image intitulée le vol qui représente un collier de perles dont l’une, la plus grosse, celle qui pèse le plus visuellement et symboliquement, est remplacée par un trou dans le support de papier. Prendre ainsi à la lettre la légende n’est pas seulement un gag iconico-linguistique, c’est en fait mettre en cause le statut symbolique de l’image. Quand l’icône, la photographie remplissent pleinement leur rôle substitutif, peuvent-elles vraiment devenir l’équivalent de ce qu’elles figurent ? Peut-on se fier à la ressemblance à s’y méprendre d’une image ? »
(Jean Arrouye)
Vivent en Espagne. Après des études de philosophie, lettres et photographie pour l’une, de littérature française pour l’autre, ils élaborent depuis 1988 une œuvre photographique commune sur le mystère de la photographie, ce médium « occulte et perfide qui nous observe depuis plus d’un siècle et demi ». Nombreuses expositions dans leur pays d’origine :
Saragosse, Barcelone, Bilbao, mais aussi en France : Toulouse, Lyon, Paris-Photo…
Aziz + Cucher
« Figures invisibles »
« Aziz et Cucher rénovent radicalement le genre classique du portrait qu’ils privent à la fois de ses données objectives et de toute vertu personnelle.
Surfaces lisses, rases, sans traits, les visages de « Dystopia » sont retouchés comme on rayait naguère les parties honteuses de l’anatomie interdites à la vue. Niant le rapport qui lie l’intérieur et l’extérieur, abrogeant la fascination de la ressemblance qui est au cœur de la photographie, ainsi que les détails particuliers qui façonnent l’identité, ces portraits atomisés, sans expression, annulent toute possibilité d’identification et proscrivent toute projection puisque l’œil est par lui-même un miroir dans lequel l’autre se voit. Support radié de la chair, le visage, ou plutôt la tête, avec une précision clinique impitoyable, nous remet en face l’énigme du visage et réaffirme avec force l’axiome selon lequel toute photographie est par essence muette et défend par là même de parler à sa place. (…]
Aziz et Cucher nous révèlent des figures lithiques, sans orifices, mais ridées, murées sur elles-mêmes dans une indicible souffrance.
Ironique, terrible et sain, féroce et d’une stimulante vigueur, leur monde est en fait tonique et salutaire car il est clairvoyant. Il dénonce par les techniques actuelles le règne programmé de l’informatisation généralisée du corps social que gérera la censure, mal endémique, que présage la vague déferlante de moralisme qui sévit aux États-Unis.
S’il est vrai que l’image réelle n’est pas celle que reflète un miroir, mais celle qui offre à l’esprit l’idée de l’objet qu’elle figure, le travail d’Aziz + Cucher répond de manière exemplaire à cette proposition.
La beauté de leur œuvre, dotée d’une force plastique indéniable, et chargée d’un impact imaginaire et politique profond, est de nous faire réfléchir et non point, en ces temps béats de pensées correctes, de nous faire admirer. »
(Patrick Roegiers),
Extrait de L’œil ouvert, éd. Nathan 1998
Anthony Aziz et Sammy Cucher travaillent ensemble depuis 1990, année de leur rencontre à l’Art Institute de Chicago. Leurs œuvres manipulées digitalement – des représentations asexuées de « Faith, Honour and Beauty » aux étranges appareillages de « Plasmorphica » et aux portraits torturés de « Dystopia » exposés à Lannion – créent une société imaginaire où l’influence croissante de la technologie laisse entrevoir un futur des plus inquiétants.
Rudolf Bonvie:
« Sainte-Victoire, peintures numériques »
« Ma recherche sur la caractéristique de l’image photographique m’a conduit – au-delà du refus de la prétention de la photographie à être authentique – à une fondamentale remise en question de la représentation elle-même.
Mon but était d’obtenir un médium libéré de toutes contraintes qui soit reconnu explicitement comme photographie, mais qui, en même temps renonce à sa fonction, jusqu’ici habituelle, de reproduire le monde.
Avec l’audiovisuel, s’est posé le rôle de la photographie et du pouvoir de l’image à travers sa capacité à communiquer.
Notre perception, et par conséquent notre notion de la réalité, notre conscience sociale et artistique ont tellement changé qu’elles se sont retrouvées placées toujours plus au centre de mes recherches.
Un relatif vide de signification dans mes travaux photographiques oblige le « regardeur » à combler ce même vide en réalisant sa propre perception esthétique de l’œuvre.
Ma conception du spectateur « se regardant regarder » me conduisit tout naturellement à Cézanne, dont l’œuvre est affirmation du regard subjectif, prise de conscience de son propre regard et réflexion sur la forme artistique. Sa nouvelle vision du réel, qui ignore la perspective, modifie fondamentalement la relation entre le spectateur, la réalité et la représentation. Il fait converger autonomie de l’image et regard sur la nature et confirme ainsi ma démarche que le spectateur ne cherche plus la réalité dans l’image, mais perçoit les images comme réalité.
Cent ans après ses recherches sur la montagne Sainte-Victoire, qui pour le XXe siècle furent une radicale révolution du regard, nous nous retrouvons devant un bouleversement de notre façon de regarder, dû au traitement numérique de l’image.
Je relève le défi d’imposer en tant qu’art à part entière la photographie numérique, dans toute l’acceptation de la peinture traditionnelle et comme l’expression de mon individualité artistique, en tolérant les contraintes techniques que comporte ma démarche, afin d’arriver à une écriture personnelle.»
(Rudolf Bonvie)
Rudolf Bonvie, né en Allemagne en 1947, partage sa vie entre Cologne et Lyon.
Il a participé à de nombreuses expositions en Allemagne. En France, la Galerie Paviot (Paris), l’Espace des Arts (Colomiers), la Bibliothèque Municipale (Lyon), le Centre Culturel Triangle (Rennes), le Goethe Institut (Lyon), ont accueilli récemment ses travaux (« Rhapsodie nucléaire », « Caviarder », « Marines », « Sainte-Victoire », « Salon Tunisien…»)
Keith Cottingham
« Portraits fictifs »
« À l’aide des techniques de création et de montage numérique, en fondant mon image avec celle d’autres individus, en créant des personnages à partir d’argile, de dessins anatomiques et de multiples photographies de personnages de différents âges, sexes et races, au lieu de représenter des sujets, je conçois des corps. Ces êtres imaginaires dévoilent le mouvement et l’évolution de l’identité. Ces portraits photographiques apparemment formels mettent en évidence la réalité humaine comme construction, produit d’activités significatives sur le corps. La reproduction numérique me permet d’user et d’abuser du mythe de la photographie, sa prétention privilégiée au réel, et en même temps d’interroger de façon critique l’invention la plus importante des temps modernes – le sujet.
Sur le plan formel, ce qui m’intéresse c’est la construction de référents photographiques qui reflètent la façon dont nous nous définissons socialement et individuellement. En imitant la photographie représentationnelle, « Portraits fictifs » met en évidence la remarquable élasticité de l’étiquette « réalisme » et la façon dont les photographes à l’instar des peintres inventent règles et schémas pour disposer leurs signes visuels. Une photographie n’est pas plus une garantie de réalité qu’une peinture. Je tiens à produire ce qui est du ressort du social – ce qui ne se voit ni ne s’entend mais qui se trouve derrière l’apparence de toutes choses. La reproduction numérique me permet de dessiner l’imaginaire et de l’inscrire dans le réel. L’illusion de l’authenticité photographique est un moyen de combiner des contextes habituellement séparés, si ce n’est en confrontation.
Le réalisme présent dans mon travail est comme un miroir ouvrant sur nous-même et nos inventions, belles et terrifiantes. Dans « Portraits fictifs », j’espère à la fois contester la perception de la notion de portrait et interroger l’aliénation et la fragmentation image/matière, âme/corps. »
(Keith Cottingham)
Keith Cottingham, né en 1965, vit et travaille en Californie.
Ses œuvres d’un « réalisme construit », inspirées de l’ambiguité de la représentation photographique ont été présentées dans de nombreuses expositions. Pour la France :
Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles, Fondation Cartier…
Nicole Tran Ba Vang
« Être ou ne paraître…»
« Depuis le péché originel, l’homme n’a cessé de se vêtir pour retrouver l’identité qu’il avait perdue. Nus, nous ne sommes plus nous-mêmes, alors la mode comble à grands coups de collections automne-hiver cette volonté de redevenir l’idée que l’on se fait de soi.
La volonté de Nicole Tran Ba Vang de réunir dans un seul vêtement l’être et le paraître a donné naissance aux « habits de nudité ». De la fonctionnalité d’un vêtement à la protection sociale du corps.
Le vêtement ne faisant plus qu’un avec le corps, l’individu peut à sa guise se déshabiller au rythme des nouvelles collections printemps-été et automne-hiver que Nicole dessine et met en place. Styliste de formation, elle maîtrise la mécanique de soumission aux critères toujours plus discriminants qui nous poussent vers le futile et les derniers dogmes. La nudité met souvent mal à l’aise ce corps qui change (ce n’est pas sale), qui ne peut suivre ou correspondre aux derniers critères de beauté. De la pudeur à l’exhibition, que de freins n’avons-nous pas installés pour nous imposer l’artifice d’une représentation vestimentaire.
Maîtrisant la photographie, la vidéo et la palette graphique, l’auteur met tout son savoir-faire et sa connaissance du milieu pour répondre à l’angoissante question du corps du déni.
Résolument tourné vers l’iconographie de la mode, son travail met en scène mannequins, défilés, textiles divers laissant la place à des pulls de peau avec des seins et des grains de beauté. Le grain de peau donne l’apparence de soieries délicates pour des shorts rayonnant d’absence.
Cette année la tendance est aux traces de bronzage, ainsi la collection-été présente-t-elle des corps nus portant à leur guise des marques de maillots ou un teint mat, sans reproche : des habits de bronzage. L’épiderme reprend ses droits dans toute sa diversité et ses nuances, véritable capteur de lumière transformant la nudité en vêtement évolutif. Plus que jamais le vêtement devient une deuxième peau, troublante et palpable.
La femme mue, sort de son enveloppe corporelle laissant la place à la femme nue, libre de toutes contraintes. »
(Renaud J. Bergonzo)
Née en 1963, vit et travaille à Paris. Être ou ne paraître, c’est à travers ce jeu de mots qu’elle définit son travail axé sur la représentation sociale et la complexité de l’identité. Ses photographies retouchées à l’aide d’outils informatiques l’aident à « décortiquer les mécanismes des apparences ».
Expositions : Galerie Frank, Paris; Semaines Européennes de l’Image – Génération 2001, Le Havre, Luxembourg; Art Cologne; Paris-Photo.
Carlo Lavicoli:
« Le bel été »
« L’Italie n’est qu’un interminable bord de mer où, l’été venu, la plage se pare d’un décorum immuable, joyeux pour les uns et sinistre pour les autres. Là au milieu des cabines de bain, des parasols, des chaises longues, des juke-boxes, des transistors et des douches communes, la tribu hétéroclite des vacanciers se livre pendant un mois à ce qu’on appelle distraitement le « farniente » .
Carlo Lavicoli a dû plus d’une fois participer à ce rituel balnéaire avec le détachement particulier qu’acquièrent les autochtones habitués au flux et au reflux des touristes. Alors que toute une génération de photographes italiens, tels que Ghirri, Jodice, Chiaramonte, Cresci, Leone, s’intéresse tout particulièrement à la topologie et au renouvellement du paysage en évitant soigneusement toute manifestation humaine qui serait par trop néoréaliste, Lavicoli, lui, n’hésite pas, tel Palomar d’Italo Calvino, à se jeter à l’eau. Un bain de tendresse et d’humour comme en sont capables les meilleurs auteurs existentialistes italiens.
Notre photographe y va de bon cœur, armé d’un polaroid qui fait plus amateur, afin de prendre en pleine figure tous ces corps qui gesticulent, ces maillots qui dégringolent un peu à la façon d’un plongeur sous-marin qui serait aussi un peu voyeur. Ses images bougées, floues, incertaines, embuées restituent le spectacle que l’on aurait à travers le masque de plongée battu par les vagues, le sel, le vent et la respiration de son propre corps. Elles sont comme des souvenirs. Que notre homme intervienne par la suite sur ses originaux, qu’il travaille à même la gélatine, cela importe peu. Avec les couleurs et les cadrages, les yeux éblouis de soleil, nous retrouvons l’émotion toute pure d’un bel été. »
(Claude Nori)
Carlo Lavicoli vit et travaille à Pescara sur les rives de l’Adriatique. La matière éthérée des polaroids surexposés, accentuée ici par l’agrandissement numérique sur toile. donne aux œuvres de Lavicoli cette part de rêve qui les met hors-temps pour comme le dit l’auteur. raconter l’été, celui d’aujourd’hui, d’hier et de demain. Expositions: FNAC, Paris ; Galerie Le Réverbère, Lyon…